LA MEDECINE NARRATIVE

30.06.2023

INTRODUCTION À LA MÉDECINE NARRATIVE LE RÉCIT DE SOI À TRAVERS LE RÉCIT DE L'AUTRE Extrait de la "Fiche identitaire" de Nadia Russell Kissoon, "DU Patiente-Formatrice aux parcours en soins chroniques" Université de Santé de Bordeaux 2022-2023

Durant ma formation de "Patiente-partenaire" dans le cadre du Diplôme Universitaire " Patient-Formateur aux parcours en soins chroniques", j’ai découvert une discipline que je ne connaissais pas: « la médecine narrative ». J’aimerai lui consacrer un chapitre. C’est en faisant des recherches sur l’histoire du système de santé vers la démocratie sanitaire et les humanités en santé à l’issue du tout premier séminaire, que j’ai rencontré cette notion. J’ai en même temps découvert l’existence d’un "D.U. de Médecine narrative" porté par Isabelle Galichon à l’Université de Bordeaux et la création de la "Chaire Médecine narrative - Hospitalité en santé", première chaire en médecine narrative en France, antenne de la chaire de philosophie de l'Hôpital Hôtel-Dieu dirigé par Cynthia Fleury. Cette discipline qui convoque les arts à bien des égards et permet un véritable déplacement pédagogique, éthique et épistémologique, m'intéresse de ma double place d’artiste et de patiente. Sans le savoir et sans avoir ni les connaissances théoriques ni les compétences pratiques pour rattacher ma démarche à la médecine narrative, la notion de récit de soi et de l’inter-narration traverse mes recherches et ma création artistique.

Que peut apporter la médecine narrative dans les nouvelles humanités médicales, notamment en matière de dialectique du médecin, de la maladie et du malade, afin de mieux prendre en charge le patient dans sa dimension humaine? En quoi cette compétence est utile au soignant comme au soigné? Aurait-elle sa place dans le cadre d’ateliers d’Éducation Thérapeutique du Patient et dans le cadre de la formation des étudiants en santé par un patient-formateur?

1- QU'EST-CE QUE LA MÉDECINE NARRATIVE

Définir ce qu’est la médecine narrative c’est définir la compétence narrative. « Le médecin, c’est celui que j’accepte comme mon exégète avant de l’accepter comme mon réparateur. » écrivait Georges Canguilhem. L’exégèse en philosophie (du grec ancien exếgêsis, qui signifie « explication »), c’est l’ étude approfondie et critique d’un texte, dont le sens, la portée sont obscurs. Pour soigner, il faut écouter et interpréter des récits de malades parfois obscurs pour poser un diagnostic. L’acte de soin est donc d’abord une démarche herméneutique (interprétation des signes complexes) avant d’être une démarche thérapeutique.

Selon, le docteur François Goupy qui a mis en place l’enseignement de la médecine narrative pour les étudiants en 4ème annéee de médecine en 2013 à L’Université de Paris-Descartes, il y a un siècle l’écoute et l’accompagnement du malade étaient les fonctions principales du médecin. Le médecin, que l’on appelait le médecin de famille, connaissait la personne et toute son histoire familiale et souvent sur plusieurs générations. Il était ainsi immergé dans d’innombrables récits personnels, sociaux, professionnels et médicaux. Le récit du patient et son écoute attentive, l’empathie et la dimension relationnelle de la prise en soin, le fait d’accorder du temps au patient étaient au cœur de l’acte médical.

L’évolution de la technique dans la seconde partie du XXème siècle et du système de santé a fait basculer le soin d’une médecine de l’écoute du patient à une médecine hyper technicisée où l’humain est au second plan et qui détériore la communication entre médecin et malade. « Les avancées technoscientifiques survenues après la Seconde Guerre mondiale lancèrent leurs rapports sur la pente douce de la distanciation ». (F.G. Theuriau, La Médecine narrative, p. 17) Ce qui a engendré un grand bénéfice dans les connaissances et les progrès thérapeutiques pour les patients, mais parfois au détriment de leur écoute: « La médecine a progressivement minimisé l’importance de la relation médecin-patient, de la compassion, de l’attention bienveillante et de l’intention, au profit de procédures techniques et d’un diagnostic par l’image. [...]. Le retour [des] arts perdus pourrait infuser une vitalité et une efficacité renouvelées dans la médecine. » ((ibid., p.25)

Par ailleurs, aujourd’hui, les contraintes économiques et le tournant gestionnaire à l’hôpital, l’augmentation des tâches administratives et la standardisation du soin, éloignent du récit et des pratiques relationnelles et individuelles, ainsi que des possibilités d’une approche globale et holistique du patient. Les équipes sont sous pression, elles ont peu de temps, et l’écoute demande du temps. Nous avons tous vécu, de notre place de patients et de patientes, des expériences de consultations expéditives et ce sentiment réel de ne pas être écouté, ou écouté avec attention. Différentes études disent que le médecin couperait la parole au patient au bout d’environ 23 secondes. C’est ainsi que le récit et l’écoute sont secondaires dans un système que les soignants subissent également. On entend de manière régulière que le système de santé va mal, que l’hôpital va mal, que les soignants vont mal, que les burn-out augmentent et que les patients se plaignent de ne pas être suffisamment écoutés.

De cette situation, il s’opère depuis les années 1990 - 2000, un retour du narratif suite à la prise de conscience des risques liés au progrès techniques qui entraînent une forme de déshumanisation de la médecine : On parle de retour des humanités en santé et des sciences humaines dans les sciences et la médecine, ce qui va aussi dans le sens de plus de démocratie en santé et des préconisations de la Haute Autorité de Santé.

Par ailleurs, la chronicisation des pathologies appelle à un autre modèle de médecine: dans les maladies dites aiguës on attend de la médecine la technicité, le sang froid et la rapidité, alors que dans la maladie chronique, il s’agit d’accompagner une personne sur le long terme et dans toutes les différentes dimensions de sa maladie: individuelles, familiales, sociales, professionnelles. Il faut donc construire une proximité dans la durée pour installer et maintenir ce que l’on appelle la relation et l’alliance thérapeutique. La proximité, l’écoute et l’empathie sont primordiales et préférées par le patient à la distance scientifique.

C’est là que peut intervenir la médecine narrative, comme approche s’inscrivant dans les soins de santé centrés sur le patient. La médecine narrative se développe dans les pays anglophones, en particulier dans le nord de l’Amérique, à partir des années 1990. Elle a été principalement développée par Rita Charon à l’Université Columbia aux États-Unis. Elle crée un lien entre « littérature et médecine ». Le lien entre les deux disciplines s’établit grâce à la narratologie. Il s’agit d’une technique littéraire reprise dans la pratique médicale pour analyser les récits des malades. Son objectif est de (re)mettre le récit du patient et son écoute attentive au cœur de l’acte médical et d’établir une relation de qualité, marquée par l’empathie, entre le soignant et le soigné. Elle propose de compléter l’approche technoscientifique qui est nécessaire en médecine par une approche centrée sur la singularité des vécus de la maladie qui est tout aussi nécessaire. Ces deux approches ne sont pas en opposition, elles sont complémentaires. Rita Charon dans l’ouvrage "Narrative Medicine. Honoring the Stories of Illness" / "Médecine narrative - Rendre hommage aux histoires de maladies" (2006), formalise les principes de la médecine narrative et la décrit comme « une médecine exercée avec une compétence narrative permettant de reconnaître, d’absorber, d’interpréter les histoires de maladie, et d’être ému par elles » (Charon, 2006, p.13). Son hypothèse est que « tout ce qui manque à la médecine aujourd’hui – en humilité, en responsabilité, en empathie, en individualisation – peut être apporté, en partie, par un entraînement narratif intensif » (ibid., p. 15).

La médecine narrative repose donc sur quatre compétences que le soignant peut acquérir: La première compétence est la capacité de « reconnaître » que le patient éprouve non seulement le besoin d’énoncer les symptômes motivant sa demande de soins, mais aussi celui de raconter une histoire, pour donner du sens à ce qui lui arrive. La deuxième compétence est celle de savoir « absorber » cette histoire, c’est-à-dire la capacité du médecin à offrir au patient l’espace nécessaire pour accueillir son récit. La troisième compétence est la capacité à « interpréter » l’histoire, c’est-à-dire à pouvoir lui donner différents sens, souvent ambigus et même contradictoires voire obscurs.. La dernière est la compétence à « être ému » par l’histoire de la maladie. Il s’agit pour le soignant de mobiliser son empathie, qui correspond à un mécanisme cognitif où il imagine la souffrance du patient. Et surtout pas sa sympathie, où il souffrirait avec le patient.

Pour ce faire, elle propose un enseignement pour les étudiants en santé et les soignants de la littérature, de la phénoménologie (Étude descriptive de la succession des phénomènes et/ou d’un ensemble de phénomènes) et de l’herméneutique (interprétation des signes complexes) pour compléter cette approche techno-scientifique. L’enseignement de la médecine narrative vise à l’apprentissage de l’écoute du patient, la réflexion pratique, et non théorique, sur le métier à travers des ateliers d’écriture dont les récits sont lus de manière brute, sans artifice.

Rita Charon propose une triade pratique pour décrire la relation qui s’instaure entre soignant et soigné grâce à la médecine narrative: 1- L’attention 2- La représentation 3- L’affiliation

Elle utilise la lecture et plus précisément l’analyse littéraire pour former les étudiants dans le but de développer leur capacité à écouter des récits, c’est à dire leur capacité d’attention et l’écriture qui permet d’améliorer la représentation, c’est la capacité du soignant à mettre le récit du patient en intrigue, c’est à dire à l’écouter comme s’il s’agissait d’une intrigue littéraire. Lorsqu’on acquiert l’attention et la représentation on peut acquérir l’affiliation, qui consiste à une collaboration active et empathique entre le soignant et le patient. Rita Charon dit « Quand notre compétence narrative a porté ses fruits, nous pouvons témoigner de la souffrance du patient et grâce à ça la soulager. »

La médecine narrative est bénéfique à la relation patient-soignant car elle améliore la capacité des étudiants et des soignants à entendre ce que les patients leur disent et ils ont donc une meilleure écoute. Ça leur permet de mieux connaître les pathologies des patients, de mieux travailler avec leurs collègues, cela conduit à des soins plus humains et plus éthiques. La médecine narrative permet ainsi aux soignants par cet « entraînement narratif intensif » et grâce aux outils proposés par Rita Charon d’accéder au monde des patients, en complétant leur représentation de la maladie (disease) avec celle de la maladie en tant qu’expérience personnelle (illness) : cela pose les bases nécessaires à une prise en charge personnalisée et à l’alliance thérapeutique.

Dans le cadre des ateliers d’E.T.P.sont réalisés des Bilans Éducatif Pédagogique (B.E.P.) ou Diagnostic Éducatif. Ces derniers peuvent être réalisés par n’importe quel membre de l’équipe, soignant ou patient-partenaire, en entretien individuel ou collectif. Il s’agit d’un dialogue qui met le patient en confiance, avec une écoute active. C’est un temps pendant lequel l’équipe va à la rencontre de la subjectivité de l’expérience vécue du malade et que l’alliance se crée. Du côté du patient, les objectifs sont qu’il s’exprime sur sa vie, sa maladie, ses besoins, son projet, son expérience afin de mieux comprendre sa maladie et qu’il prenne conscience de son besoin d’apprendre, qu’il comprenne le sens de l’éducation afin de renforcer sa motivation, qu’il découvre les équipes éducatrices et leurs impératifs. Du côté des soignants et éducateurs, qu’ils puissent connaître la personne, identifier ses besoins, prendre en compte ses demandes et son projet, évaluer ses potentialités d’apprentissage. Les objectifs communs sont d’obtenir une compréhension mutuelle et de s’engager mutuellement dans le processus du parcours d’Éducation Thérapeutique du Patient. C’est dans ce contexte que la compétence narrative est également un outil afin de pouvoir bien préparer les ateliers. Par ailleurs, l’écoute active, dans le cadre des ateliers est la clef de leurs réussites. Finalement, la compétence narrative est une compétence primordiale tant pour les soignants, le patient-partenaire que pour le patient lui-même.

Georges Canguilhem explique que pour aborder les pathologies d’un patient, le tout n’est pas de figurer les limitations de son pouvoir physique, mais de « comprendre les drames de son histoire ».

Toute histoire est constituée d’une intrigue. Selon, Paul Larivaille (auteur du « schéma quinaire »), l’intrigue (dans notre contexte l’histoire du patient) se résume dans toute œuvre selon un schéma quinaire (un type de schéma narratif). Ce schéma pourrait être une grille de diagnostic en vue de la mise en place des ETP:

  • Situation initiale : le décor est planté, le lieu et les personnages (la personne, le patient) introduits et décrits
  • Complication : perturbation de la situation initiale (la maladie)
  • Action : moyens utilisés par les personnages (le patient, les accompagnants et le soignant) pour résoudre la perturbation / On peut parler de « coping »: comment on réagit, quel effort, quelle stratégie est-ce qu’on met en place?
  • Résolution : conséquence de l’action
  • Situation finale : résultante de la résolution, équilibre final ou état final

Cela a un intérêt majeur également pour le soignant lui-même: face aux difficultés du travail soignant, qui est confronté à la souffrance et à la mort, la narration permettrait une externalisation des ressentis du médecin qui serait assimilable à une catharsis, en grec cela signifie « purification », qui correspond à une besoin anthropologique d’exprimer ce l’on voit et ce que l’on vit. La narration aurait pour les soignants comme pour les patients cette fonction cathartique, mais du côté des soignants, elle protègerait de la souffrance au travail. Nous sommes tous soignants comme patients confrontés à la condition humaine, à la souffrance et au commun de cette expérience humaine. La médecine narrative permet de revenir à un commun de l’expérience humaine à travers le caractère universel de la souffrance. Nous pourrions définir ce commun dans le contexte de la médecine narrative, pour reprendre les termes de Paul Ricoeur, de « tissus-internarratif ». Quand le tissu inter-narratif ne fonctionne pas, quand il est abîmé, qu’on ne peut pas tisser son histoire avec celle des autres, on souffre. Ce récit commun, ce récit-narratif, entre patients et soignants, ou entre les soignants eux-même, c’est ce qui est abîmé par les nouvelles organisations du travail qui compliquent l’écoute et le récit. Il peut être restauré par la pratique de l’écriture et dans la lecture, mais également par toutes autres formes d’expressions créatives activant la narration (le cinéma, les arts visuels..)

« Une vie, c’est l’histoire de cette vie, en quête de narration. Se comprendre soi-même, c’est être capable de raconter sur soi-même des histoires à la fois intelligibles et acceptables [...].L’histoire de chacun est enchevêtrée dans l’histoire des autres [...]; c’est ainsi que notre histoire devient un segment de l’histoire des autres. C’est ce tissu inter-narratif, si l’on peut dire, qui est déchiré dans la souffrance. » Paul Ricoeur, « La souffrance n’est pas la douleur » (1992)

Pour conclure, même si nous avons toutes et tous consciences que le système de santé n’est pas prêt d’être révolutionné, enseigner la médecine narrative aux étudiants en santé et donc l’acquisition de techniques et de compétences narratives leur permettant de ne pas s’éloigner de leur capacité d’empathie est déjà une réponse pour restaurer le lien soignant / soigné et un support au développement d’une réflexion des soignants sur leur métier.

«En tant que soignant, nous apportons des solutions médicales aux patients, mais ce sont eux qui vivent chaque jour avec la maladie et qui peuvent en témoigner le mieux. Or ces mots-là sont inestimables pour comprendre et trouver des solutions adaptées à chacun. Avec la médecine narrative, l’idée n’est bien sûr pas d’écouter le patient pour régler tous les problèmes de sa vie, mais d’inclure cette vie dans la démarche de soin. Au vu des évolutions actuelles, je suis convaincue que sa place dans nos pratiques de soin va prendre de la valeur et se développer.» Dr Olivia Braillard, médecin adjointe au Service de médecine de premier recours des HU Genève.

Nadia Russell Kissoon Patiente-partenaire Juin 2023