Endométriose Académy

"Un art du soin: faire de l'endométriose une esthétique"
Paul Ardenne

 À l’occasion de l’exposition « Breaking this silence » qui se tient à la Maison de France, Institut français de Berlin (du 15 juillet au 19 septembre 2025), l’écrivain et historien de l’art Paul Ardenne nous fait le grand honneur d’écrire sur le projet « Endométriose Academy ». Son texte, « Un art du soin: faire de l’endométriose une esthétique » propose sa mise en perspective dans l’histoire de l’art et dans le mouvement du care, le « soin », cette culture de la sollicitude pour autrui qu’a forgée la fin du XXe siècle.

« Du souci de soi au souci de l’é/État de droit, tel est le chemin éternel de l’humanisme :
comment l’homme a cherché à se construire, à grandir, entrelacé avec ses comparses, pour grandir le tout,
et non seulement lui-même, pour donner droit de cité à l’éthique, et ni plus ni moins aux hommes.
Quand la civilisation n’est pas soin, elle n’est rien
».

Cynthia Fleury, Le soin est un humanisme 1.

Le projet « Endométriose Academy » a été mis en place en septembre 2021 par l’artiste Nadia Russell Kissoon. Quel but cette plasticienne basée à Bordeaux, que mobilisent les formes d’art dites « contextuelles », en contexte réel, relatives et pensées en écho à des sujets sociétaux, vise-t-elle ? Rien moins que fonder ce qu’on dénommera, d’une formule non exagérée, une poétique de l’endométriose2.

Universelle, touchant des millions de personnes, femmes et transgenres, au niveau mondial, l’endométriose est un trouble chronique douloureux et vecteur d’infertilité. Cette maladie dont Nadia Russell Kissoon elle-même est atteinte « a été longtemps considérée, précise-t-elle, comme gynécologique, et est aujourd’hui reconnue comme systémique (Hugh S. Taylor, The Lancet, 20213)3 ». « Je suis directement concernée par ce caillou dans ma chaussure qui est aussi, dans le monde, le caillou dans les chaussures de deux cents millions de femmes ou de personnes assignées femme à la naissance », ajoute l’artiste4. Endométriose Academy, son projet artistique, se focalise dans ce prisme sur les « récits de l’endométriose », un mal non soigné « quoique pourtant courant », ainsi que sur les « injustices épistémiques » qu’elle engendre. Quelques mots de l’origine de ce projet : s’il doit à la proximité sensible et incarnée de Nadia Russell Kissoon avec la maladie même, il résulte parallèlement d’un travail mené par l’artiste avec le sociologue Bruno Latour « sous la forme d’une enquête menée dans le cadre du protocole politique, artistique et scientifique “Où atterrir ?” »

Une initiative au spectre élargi

L’histoire de l’art, à partir de l’âge classique, abonde en représentations du corps souffrant, malade ou moribond, en Occident du moins5. Ainsi le veulent notamment la tradition chrétienne (les miracles du Christ guérissant les traditions chrétienn (les miracles du Christ guérissant les malades) et l’attention que la figure du malade concentre bientôt. Que l’on songe au tableau Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa d’Antoine-Jean Gros et aux figures du malade alité brossées par Goya (Goya et son médecin Arieta), Courbet (Bruyas malade) et Picasso (Science et charité), à Frida Kahlo (La colonne brisée) ou encore, sur un mode plus léger ou caustique, à Gérard Gasiorowski se mettant en scène dans la peau, citons-le, de L’artiste à l’hôpital : artiste espérant une fin prochaine. Ceci sans oublier, multipliées au XXe siècle, les figures consacrées au corps mélancolique et dépressif (Wilhelm Lehmbruck, Antonin Artaud, Tony Oursler). Le thème artistique du corps malade, l’épidémie du sida le réactive fortement à partir des années 1980, qu’il se voie traité de façon morbide (Nan Goldin, Oliviero Toscani, Jane Evelyn Atwood) ou au contraire de manière sensible et intime (Felix González-Torres). Rappelons pour le déplorer que cette approche signifiante n’a pas été reconduite, entre 2020 et 2023, s’agissant des représentations du corps « covidé » que livre alors aux regards le traitement iconographique de la pandémie du Covid-19. On relève alors peu de figurations du malade souffrant du Covid sinon par les médias, de façon restrictive et plus spectaculaire que réaliste. Voir à ce registre, diffusées ad nauseam, ces vues répétées de personnes masquées, celles encore de figures anonymes couchées sur des brancards dans des zones où règne l’asepsie sans oublier cette imagerie qui prolifère de concert sur les écrans du monde entier, peu individualisante et généraliste à outrance, la vue multipliée, empruntée au secteur radiologique des hôpitaux, de poumons humains infectés par le virus.

« Esthétiser » une maladie, en produire une représentation par le biais d’images d’abord et pour susciter l’attraction : voilà qui ne va pas de soi sitôt que l’on entend ne pas couper au plus court. Le plus simple, le plus usuel aussi consiste dans ce cas à se contenter de figer visuellement le corps humain malade dans une posture dolosive. Montrer un corps alité dans un environnement médicalisé, par exemple. Ou encore, offrir au spectateur la vue stylisée d’un visage tordu de douleur ou la figuration compatissante d’une personne vivante mais endormie et en lisière de la catalepsie ou de la mort. Le manque d’imagination, en substance, règne, plus en tout cas que le souci qui va guider Nadia Russell Kissoon, donner de la maladie qu’est l’endométriose et de ses effets corporels et psychologiques une représentation qui soit un composé d’images, de pédagogie et d’attention personnelle et médiatique portée au malade, et ceci, d’un même tenant. Le projet de l’artiste, de façon motivée, consiste ainsi à s’inscrire à la fois dans l’histoire de l’art et dans le mouvement du care, le « soin », cette culture de la sollicitude pour autrui qu’a forgée la fin du XXe siècle. Nadia Russell Kissoon, pour ce faire, mobilise huit artistes femmes dont elle présente bientôt les travaux dans ce qui va devenir une exposition itinérante présentée à Bordeaux, galerie BAG, au Kvinnohistoriska, Musée d’Histoire des Femmes de Stockholm, puis au théâtre des Avant-Postes, au début de l’année 2025, « Breaking this Silence » (Briser ce silence). L’exposition, en plus d’elle-même, réunit Corinne Szabo, Ema Eygreteau, Enora Keller, HYSTERA dr Alicja Pawluczuk, Maëliss Le Bricon, Nathalie Man et Rachael Jablo, six de ces artistes plasticiennes étant atteintes d’endométriose et comme telles, à l’instar de Nadia Russell Kissoon instigatrice de cette opération, s’y profilant sous l’espèce spécialiste de témoins « de l’intérieur » et d’« infiltrées ». Une suite à cette exposition fondatrice est programmée à Berlin, durant l’été 2025, à la Maison de France de Berlin / Institut français. On y lira le signe de l’intérêt institutionnel (certes tardif mais finalement attesté) pour cette question, tout à la fois l’endométriose, la maladie, mais aussi les voies artistiques par lesquelles cette dernière peut être rendue plus visible et médiatisée à sa mesure dans cette perspective, accentuer la part du soin en accentuant la dimension culturelle de la maladie. Une façon bienvenue, pour le mieux, de prendre le relais des associations féministes militantes, en alertant comme s’y emploie le collectif Stop aux violences obstétricales et gynécologiques (StopVOG)6, et avec celles-ci, d’avertir sur les dangers de la maladie et quant au trop d’absence d’intérêt qu’elle suscite de la part des pouvoirs médicaux et publics. Du projet « Endométriose Academy » de Nadia Russell Kissoon, on pointera encore sa façon de se ramarrer à ce propos à ce jour des plus pertinents de la philosophe Vinciane Despret, tenu lors d’un échange avec Bruno Latour et Maëliss Le Bricon, artiste de l’exposition : « Notre corps nous renseigne sur l’état du monde. Autrefois, on lisait l’avenir dans les entrailles des oiseaux. Aujourd’hui, si nous regardons dans l’estomac des oiseaux, nous y trouvons toutes sortes de déchets, du plastique et des ficelles. De la même manière, lorsque nous regardons le ventre des femmes, nous pouvons y lire le désordre à venir.7»

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1 Cynthia Fleury, Le soin est un humanisme, Éditions Gallimard, Tracts n° 6, 2019, p.4

2 On doit aussi à Nadia Russell Kissoon depuis 2007, au registre contextuel, les « Tinbox », des espaces d’exposition mobiles, en forme de caisson vitré ou de boîte pouvant être tractés par un véhicule ou portés sur le dos. L’artiste déplace ses « Tinbox » au gré d’expositions nomades dans l’espace urbain ou rural qu’elle consacre le plus souvent à des créateurs œuvrant sur des thèmes de société. Un galerisme résolument hors-norme. Voir « TINBOX GALERIES MOBILES ». Œuvres architectoniques dédiées à la diffusion de l’art contemporain dans les espaces publics créées par Nadia Russell Kissoon depuis 2007 ».

3 Hugh S. Taylor, « Endometriosis is a chronic systemic disease: clinical challenges and novel innovations », The Lancet, Volume 397, Issue 10276P839-852, 27 février 2021.

4 Ces mentions sont extraites d’une correspondance et d’échanges avec l’artiste, durant l’hiver 2024-2025.

5 Sur ce point et pour le détail, Paul Ardenne L’image-Corps, Figures de l’humain dans l’art du XXe siècle (chapitre 2, « Un moderne Schmerzenmensch », Éditions du Regard, Paris, 2001, et Extrême – Esthétiques de la limite dépassée, Éditions Flammarion, Paris, 2006.

6 Voir notamment France Inter, « On n’oublie jamais : le collectif Stop VOG lutte contre les violences obstétricales et gynécologiques », par Victor Dhollande, 11 mai 2022.

 7Document L’Agence Créative